LE CIRQUE ZINDERO


PIERRE
Cela faisait quelques années maintenant que Pierre travaillait pour la police. On pourrait presque dire avec la police, d’ailleurs. Le statut qu’il avait devait avoir été crée pour lui seulement. Le joker de la police. Pour ce meurtre, car même les policiers de la région, sans doute pas habitué aux meurtres (ou alors, camouflé en accident de chasse) ne s’étaient pas laissé prendre par le meurtrier. Le directeur de cirque, Firmin, n’avait pas pu écrire et se tirer une balle dans la tête de la même main en même temps. Le trait final de la lettre indiquait clairement que l’assassin ne lui avait même pas laissé le temps de terminer.
Ce n’était pas un rodeur. Certainement pas. Avec tous les suspects que Pierre avaient à disposition, il ne pouvait penser à la piste du rodeur.
Il était arrivé sur les lieux deux jours après l’évènement et l’arrivée de la police locale. Tout le monde était resté sur place, bien sûr. Il avait pu lire les premières dépositions des personnes du cirque.
Il avait très vite eu la visite de Ronaldo. Le beau-fils de Firmin. Le suspect numéro 1, sans doute. Celui-ci lui avait aussitôt expliqué les raisons de son départ (les menaces de Firmin) et les raisons de son retour (l’envie de retrouver Anoushka, Amélie et Manuella). Il avait raconté sa conversation avec Firmin. Pierre, après l’avoir écouté, avait presque eu envie de le rayer de la liste des suspects, tellement il le sentait sincère. Mais justement, ce beau-fils providentiel qui arrivait à point pour consoler toute la famille avait des mobiles trop importants.
Le lendemain, Pierre avait pu rencontrer les habitants du chateau. La famille du défunt.
Charles de Vassiers avait déjà parlé à la police locale. Firmin, alias Henri de Vassiers, était bien son frère cadet. C’est après une dispute avec son frère que Henri-Firmin est parti du chateau familial. C’est aussi à ce moment-là qu’il s’est tourné vers le cirque. Charles de Vassiers avait alors expliqué qu’il se savait malade et qu’il ne savait pas exactement comment sa maladie pouvait évoluer. C’est pour cela qu’il avait tenu à retrouver son frère. C’est pour cela qu’il l’avait engagé, lui et son cirque.
C’est en parlant à sa femme, Jeanne de Vassiers, que Pierre avait pu comprendre les raisons de cette dispute. Alors que Jeanne et Charles allaient se marier, Henri-Firmin et Jeanne avaient eu une liaison.
Décidément, avait pensé Pierre, ce Firmin semblait attirer les ennuis.
Il n’avait pas appris grand chose de Julie de Vassiers, la fille du chatelain ou de son mari.
Demain, il interrogerait les habitants du cirque. Ceux-ci avait déjà donné leur identité à la police locale, ainsi que des renseignements divers.
Pierre repris la liste.
Anoushka. La fille de Firmin. Depuis le meurtre, elle semblait effondrée. Cependant, son père l’avait privé de Ronaldo. Il n’avait pas encore eu l’occasion d’observer si la jeune femme considérait Ronaldo comme l’homme de sa vie. Cela pouvait être un mobile suffisant.
Manuella. La diseuse de bonne aventure. Le gars qui avait pris les identités de tout le monde devait l’avoir pris en grippe car il lui en avait parlé comme étant la personne la plus à-même de faire une telle chose. Comme si, lui, pouvait sentir ça au premier coup d’oeil. En tout cas, la mère de Ronaldo pouvait aussi en vouloir à Firmin pour avoir éloigné son fils.
Caroline. La trapéziste blessée. Cela le ramenait à une autre affaire dont il était question dans la lettre de Firmin. Le décès de Raphaël, son fils adoptif. Selon Firmin (mais il écrivait sous la menace), ce serait un meurtre. Si Firmin en était effectivement l’auteur, cela ferait un sacré mobile pour Caroline, la compagne de Raphaël.
Avec Ronaldo et Charles, il s’agissait des plus sérieux suspects qu’il avait. Mais il ne fallait pas négliger les autres personnes du cirque. Pierre relut les noms. Arthur, David, Miguel, Pedro, l’autre couple de trapéziste, Michelle et Youri, Elysabeth, Jojo, etc etc... Pourquoi pas non plus les jeunes filles de la troupe. Sarah et Marie. Sarah avait demandé avec un ton assez angoissé si son père sera mis au courant. Etant majeur, il n’y avait pas de raisons à cela. Mais la question l’intriguait. Le lendemain, il allait commencer par l’interroger. Il terminerait par Anoushka. De toutes façons, tout le monde allait passer l’interrogatoire.


PIERRE ET SARAH
Pierre avait eu le temps de voir Sarah depuis qu'il était arrivé et avait déjà pu juger qu'elle paraissait être une jeune fille timide. Il devait cependant faire son interrogatoire car elle aussi était suspecte. Comme tout le monde, en fait.
- Vous allez bien ?
Sarah le regarda, surprise. Elle ne s'attendait pas à ce que l'interrogatoire commence de cette manière.
- Etant donné les circonstances, c'est difficile, continua Pierre. C'est pourquoi je vais essayer d'abréger au maximum notre entretien.
Le mot "entretien" paraissait plus agréable que celui d' "interrogatoire".
- Depuis combien de temps travaillez-vous au cirque ?
- Pas très longtemps. Ca fait un peu moins d'un mois je crois.
La voix de Sarah était tremblante.
- Comment avez-vous connu ce cirque ?
- En passant devant une affiche pour un spectacle, j'ai remarqué qu'il était aussi écrit qu'ils cherchaient des artistes afin de renouveler leurs numéros. J'avais déjà travaillé un mois comme palefrenière dans un autre cirque qui séjournait près de mon lieu de vacances l'été dernier, et depuis, c'était mon rêve d'en faire ma vie.
- Je vois. Vous êtes partie de chez votre père, c'est ça ?
La jeune fille ne dit rien.
- Répondez, je vous prie.
- Oui. Mais j'ai 18 ans. Je suis majeure.
- Pourquoi ne pas l'avoir mis au courant ?
Le ton de Pierre s'était radouci.
- Mon père n'a jamais accepté ma passion pour le cirque. C'était également celle de ma mère, c'est même pour ça qu'ils se sont séparés : parce qu'il ne comprenait pas.
- Est-ce que vous saviez que votre mère a travaillé pour Firmin dans le passé ?
- Pas vraiment. En fait, je suis allée au cirque Zindéro par un pur hasard au début. Mais Firmin a fait une tête tellement bizarre lorsqu'il m'a aperçue à l'entretien d'embauche, qu'il a bien été obligé de me dire que je ressemblais de manière frappante à une écuyère très douée qu'il avait connue il y a longtemps. Il n'a jamais voulu m'en dire plus, changeant de sujet chaque fois que je lui en parlais, ou me disant qu'il ne se souvenait plus du nom de cette femme, ou encore que finalement je ne lui ressemblais pas tant que ça. Il pensait avoir écarté mes soupçons, mais j'avais bien compris qu'il s'agissait de ma mère, mais aussi que jamais Firmin ne m'en dirait quoi que ce soit.
- Avez-vous des nouvelles de votre mère ?
Sarah soupira.
- Je ne l'ai pas vue depuis qu'elle est partie de la maison. J'avais six ans.
- Elle n'a pas essayé de reprendre contact avec vous ?
- Non. Jamais. Ni avec mon père.
- Quels étaient vos rapports avec Firmin ?
- Firmin est... était, pardon, comme un oncle, un grand-père pour moi. Il m'a accueillie au cirque avec gentillesse; il m'a donné ma chance malgré mon inexpérience, et je lui en suis extrêmement reconnaissante. Il me donnait des conseils lorsque je m'entraînais, m'a aidée à faire mes premiers pas au cirque. Les seuls moments où il était un peu tendu étaient ceux pendant lesquels je tentais de le faire
parler de ma mère.
- Vous savez, il y a de fortes chances que ce ne soit pas un rôdeur qui soit à l'origine du meurtre. Il se pourrait que ce soit quelqu'un de la troupe. En tout cas, c'était quelqu'un que Firmin connaissait. Que pensez-vous des autres membres de la troupe ?
- Je sais que vous cherchez le coupable dans le cirque. Mais je ne vois pas qui aurait pu faire ça. Le cirque est comme une grande famille, tout le monde se serre les coudes, et tout le monde aimait Firmin qui était un directeur juste avec beaucoup de coeur. Je ne vois vraiment pas.
- Merci, Sarah. Je crois que je n'ai plus rien à vous demander. Vous pouvez y aller.
La jeune fille se leva et sortit, les joues rouges. Pierre consulta un moment les notes qu'il avait prises. Que pouvait-il bien penser de Sarah? A priori, il n'avait rien à lui reprocher. Il avait lu sur les registres de Firmin le même nom de famille que celui de Sarah et son bluff avait marché. Il s'agissait bien de sa mère. Et le fait que Sarah parte ainsi sur les traces de sa mère n'était peut-être pas qu'une envie de faire du cirque. "Une piste à suivre", pensa Pierre.

PIERRE ET ARTHUR
Pierre jeta un coup d’oeil à sa liste de personnes à interroger. Après Sarah, il devait interroger Arthur. Celui-ci n’allait pas tarder, sûrement. Ensuite, il devrait interroger Miguel puis Jojo. On frappa à la porte.
-Entrez.
Arthur, le colosse, paraissait encore plus imposant dans cet espace confin qui servait aux interrogatoires.
-Asseyez-vous, je vous en prie.
-Vous ne croyez pas que vous pourriez nous laisser tranquille. Pourquoi ces interrogatoires ?
Arthur ne paraissait pas énervé mais il posait sa question avec un ton qui attendait une réponse claire.
-Firmin a été assassiné, c’est indéniable. Et malgré tout ce que vous pourrez me dire, je pense que le coupable est un proche.
-Allez-y, posez vos questions qu’on en finisse.
-Très bien, merci. Monsieur Arthur Zelovski. C’est polonais ?
-Oui.
-Très bien. Est-ce vrai que vous avez fait de la prison ?
-Oui.
-J’ai appris ça de Paris au téléphone. Et pour quel motif ?
-Vous le savez très bien. Mais je veux bien vous le dire à nouveau. Pour coups et blessures. Quelqu’un a commencé à harceler ma femme à son bureau. Je suis allé m’occuper de lui. J’étais jeune. Quand je suis ressorti de prison, ma femme était partie. Je me suis engagé dans ce cirque. C’était il y a plus de dix ans.
-Vous êtes donc l’un des plus vieux pensionnairesdu cirque.
-Oui. Manuella était là avant moi.
-Vous allez peut-être pouvoir m’aider. Etiez-vous au courant que Ronaldo était le père d’Amélie ?
-Ronaldo, le fils de Manuella ?
-Oui.
-Non, je ne le savais pas. Je suis arrivé au cirque quand Anoushka était enceinte. Personne ne savait qui était le père. Ronaldo est parti du cirque à cette époque.
-Très bien, merci. Je voudrais que vous me parliez de Raphaël, maintenant.
-Que voulez-vous que je vous dise ?
-Sur le mot de Firmin, il est écrit quelque chose par rapport à la mort de Raphaël. Je ne sais pas si c’est de la poudre aux yeux ou si sa mort serait autre chose qu’un accident.
-Personne n’aurait tué Raphaël, si c’est ce que vous voulez dire ! Tout le monde l’aimait ! Je ne sais pas à quoi vous jouez, mais je vous conseille de faire très attention en essayant de déterrer le passé.
-Je cherche un assassin.
-Oui mais l’accident de Raphaël a été suffisament traumatisant pour nous tous que je n’aimerai pas voir Caroline se remémorrer ces moments.
-Vous êtes quelqu’un d’habile, Arthur. Mais je suis désolé, j’ai besoin de réponses. Quelle a été la dernière chose que vous a dit Raphaël ?
-Il était à la recherche d’une clé. Il me l’a décrite. Une petite clé dorée. Il m’a pas dit pourquoi. Vous avez de la chance que j’ai de la mémoire. Mais je vois pas trop le rapport.
-On apprend souvent beaucoup de choses lors des derniers entretiens avec des futurs victimes. Cette clé avait peut-être plus d’importance que ce que vous croyez. Et avec Firmin ?
Arthur semblait peser le pour et le contre dans sa tête.
-Bon d’accord. Ma dernière discussion avec Firmin a été particulière. Il m’a dit que le chatelain était son frère. Il m’a même dit que si Charles l’avait fait venir, ce n’était pas par hasard mais parce qu’il avait une chose très importante à lui dire. Firmin ne m’a pas dit quoi mais ça l’a mis dans tous ses états. Il m’a demandé de le laisser seul et je suis parti. Voilà, vous savez tout.
-Très bien, merci pour votre franchise. Vous pouvez y aller.
Arthur sortit et Pierre prit note qu’une nouvelle entrevue avec le chatelain s’imposait. Il devait aussi envoyer ses hommes à la recherche d’une petite clé dorée, même si elle était vieille d’au moins un an. On ne sait jamais ce que l’on peut apprendre du passé.

MIGUEL
Miguel attendait en marchant en cercle à une dizaine de mètres de sa roulotte. Pierre était entrain d’interroger Arthur à l’intérieur de leur domicile ambulant, il lui avait dit qu’il n’en aurait pas pour longtemps et que son tour viendrait ensuite.
Miguel avait sorti une cigarette de son paquet jaune dont la marque représentait comme par hasard un animal de cirque. Il l’alluma et ressentit un immense bien-être en expirant la fumée. Le magicien avait besoin de se concentrer pour mettre en ordre ses idées.
Qu’allait-il bien pouvoir raconter à Pierre ? La vérité ?, En partie oui sans doute, mais toute la vérité sûrement pas, Pierre n’est qu’un gadjo, il ne peut pas comprendre. Cependant, Miguel ne pouvait totalement lui mentir. Il lui faudrait trouver le juste milieu, peser chacun de ses mots.
" Monsieur Maestro, s’il vous plaît ! " avait crié Pierre tandis qu’Arthur s’éloignait.
" J’arrive ! " Répondit Miguel en le rejoignant dans la caravane.
" Si mes renseignements sont exacts, vous vous appelez Miguel Maestro et vous êtes magicien au sein du cirque Zindéro depuis très peu de temps. "
" En effet, inspecteur, Firmin m’a embauché alors qu’il venait à peine d’obtenir ce contrat au château de monsieur de Vassiers. "
" Justement, Monsieur Maestro, puisque vous me parlez de Monsieur de Vassiers, j’aimerais savoir si vous connaissiez Charles de Vassiers avant votre arrivée en ce lieu avec le cirque Zindéro. "
" Pourquoi cette question inspecteur ? "
" Je vais jouer carte sur table avec vous monsieur Maestro ! Quand j’ai interrogé monsieur de Vassiers, je lui ai demandé, compte tenu de ses difficultés financières, comment comptait-il payer la prestation du cirque ! Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? "
" Non ! "
" Il m’a dit, je cite, je ne suis pas magicien, mais avec de la magie on peut faire beaucoup de choses, sur le coup je me suis mis en colère pensant qu’il se moquait de moi. Mais il m’a répondu, cherchez le magicien et vous trouverez l’argent. Qu’en pensez-vous, monsieur Maestro ? "
" Que Charles ne vous a pas menti ! "
" Pardon ? "
" C’est en effet moi qui ait donné à Charles le montant du cachet du cirque pour la totalité du contrat. Je lui ai même donné une petite rallonge à titre personnel pour l’entretien de son château ! "
" Une minute ! Laissez-moi comprendre : Vous avez payé Charles de Vassiers pour qu’il engage le cirque Zindéro dans lequel vous travaillez comme magicien. Vous lui avez payé un cachet d’un mois, c’est une somme considérable pour un petit magicien. "
" Je possède suffisamment d’économies pour pouvoir m’offrir une petite folie de temps en temps, inspecteur ! "
" Et d’où proviennent ces économies ? "
" Fortune personnelle ! "
" Qui provient d’une ? "
" Fortune personnelle ! "
" Vous ne voulez pas répondre à ma question, monsieur Maestro, très bien, je chercherai et faites moi confiance je trouverai et ce jour-là vous devrez bien me répondre. "
" Cela n’a rien à voir avec cette affaire. "
" Me diriez-vous dans ce cas pour qu’elle motif vous avez financé ce projet. "
" C’est très simple et très compliqué à la fois, mais je vais essayer de vous éclairer sur ce point : Je pense que vous savez déjà qu’il existe un lien de parenté entre Charles de Vassiers et Firmin ! "
" En effet, monsieur Maestro, par contre j’ignorais que vous vous le saviez ! "
" Firmin s’appelait en réalité Henri de Vassiers, c’était le frère cadet de Charles. Le cirque Zindéro avait besoin d’argent. J’ai demandé à Charles d’engager le cirque de son frère pour un mois. "
" Et Charles a accepté ? Pourtant il m’avait semblé qu’il n’était pas en bon terme avec son jeune frère. "
" Charles avait une dette envers moi, et bien qu’il m’avait déjà rendu un petit service auparavant, il a honoré sa dette. Disons qu’il a soldé son compte de cette façon. Et puis, lui aussi est dans le besoin et avec de l’argent on arrive le plus souvent à faire taire bien des susceptibilités. "
" Aviez-vous mis Henri-Firmin au courant ! "
" Bien sûr que non ! Il n’aurait pas voulu ! Il était persuadé que l’idée venait de son frère ! "
" Une dernière question : Puis-je savoir quel est cet autre petit service que vous aviez demandé à Charles de Vassiers ? "
" Je lui avais demandé d’embaucher Ronaldo comme garde-chasse à sa sortie de prison. "
" Décidément, vous connaissez beaucoup de monde monsieur Maestro ! "
" J’ai connu Ronaldo il y a bien longtemps, il n’était qu’un enfant, je l’aimais bien. Une fois adulte, ce dernier à renoué contact avec moi. Il était sur la mauvaise pente, je l’ai aidé à s’en sortir. Je lui ai conseillé de proposer ses services à Charles et j’ai demandé dans le même temps à Charles de l’embaucher. "
" Et il l’a fait. Dites-moi ! Cette dette devait être d’importance ! "
" Encore une histoire qui n’a rien à voir avec votre enquête, inspecteur. La seule chose qui importe c’est qu’elle m’a permis de faire d’une pierre deux coups : rapprocher Charles et Henri, et rapprocher Ronaldo et sa famille. "

Un gendarme frappa à la porte de la roulotte.
" Inspecteur ! On vous demande au téléphone ! C’est Paris ! "
" Excusez-moi, monsieur Maestro, je dois vous laisser. Mais je suis sûr que nous aurons un autre entretien dans les jours qui viennent. Faites-moi confiance ! "
" Si vous le dites ! "
Pierre laissa Miguel seul dans sa roulotte.

MANUELLA
Manuella était allée à la rencontre de son fils, puisque celui-ci ne se décidait pas à venir lui parler…Elle l’ attendait depuis leur rendez-vous manqué, le terrible jour où Firmin avait été assassiné… Il fallait qu’ils se parlent tous les deux…
La gitane était inquiète… une inquiétude qui ne la lâchait plus et qui lui faisait comme un nœud à l’estomac …Elle avait peur pour son fils , mais elle ne savait pas expliquer pourquoi …Elle le sentait en danger …comme si on lui avait voulu du mal …
Quand elle était arrivée devant la maison en bois de Ronaldo, elle s’était tout de suite sentie mieux, et de le voir là , devant elle , calme et souriant, la rassura un moment … …
Manuella et Ronaldo discutaient ferme sur les évènements dramatiques qui venaient de se passer. La gitane , comme à son habitude, faisait de grands gestes quand elle parlait, surtout quand l’émotion la submergeait …Elle pleurait à la fois de chagrin et de rage … De rage, car elle se rendait compte tout à coup que Firmin lui avait caché tant de choses … …et encore, Ronaldo ne lui disait sûrement pas toute la vérité … !
Firmin l’avait éloignée si longtemps de son fils que ça , elle ne lui pardonnerait jamais !
Quel personnage Firmin était-il en réalité , elle qui croyait si bien le connaître … ?
Elle savait qu’il trempait dans quelques magouilles …mais de là à devenir la cible d’un règlement de comptes… ( oui ! car il s’agissait sans aucun doute d’un règlement de comptes, ce n’était que ça ! )…assassiné comme un vulgaire voyou … il allait se retrouver dans les faits divers d’un journal minable … !
Maintenant qu’il était mort , elle avait l’impression de parler de son amant comme elle parlerait d’un inconnu …oui…un étranger finalement …
Pourquoi avait-il été assassiné ? Par qui ? Qui voulait se venger au point de vouloir sa mort ?
Firmin avait-il fait tant de mal dans sa vie ?
Et cet inspecteur qui avait débarqué pour mener l’enquête !… Interrogatoires …sur interrogatoires …après la police qui, elle aussi, les avaient tous passer à la moulinette comme s’ils étaient tous des criminels !!!Parce que ça portait un uniforme , ça se croyait tout permis !! Mais c’est qu’ils avaient intérêt à changer de ton avec elle , elle ne se laisserait pas faire ! Elle savait avoir le verbe haut quand ça lui chantait , alors la police ou pas la police , ils n’avait qu’à lui parler comme à une dame !! C’est que Ronaldo et elle , ils avaient été mis sur le gril beaucoup plus longtemps que les autres !! On les avaient interrogés sur leurs origines, longuement …Quoi , ils avaient quelque chose contre les gitans ?, !!! On les suspectait tous les deux , c’était sûr !! Comme si ! …Non, mais ! On est des gens honnêtes , nous, qu’ils aillent voir ailleurs !!…jusqu à la grande Jojo qui, du haut de ses deux mètres, l’avait toisée hier en lui lançant " qu’on avait retrouvé l’une de ses breloques de pacotilles sur les lieux du crime " !
Qu’est-ce qu’elle insinuait celle-là ?!!! Qu’est-ce que ça prouvait, qu’on ait retrouvé sa boucle d’oreilles chez Firmin ???Bon ! Biensûr … personne ne savait qu’elle et Firmin … Et bien comme ça , tout le monde sera mis au courant de leur relation !
Non , tout ça n’avait aucun sens …Ce qui l’inquiétait le plus c’est que l’on ait vu Ronaldo traîner à l’heure du crime , près de la roulotte de Firmin …aux dires du père de Marie !
Ronaldo venait voir sa mère , tout simplement …puisqu’ils avaient rendez-vous …
Mais , en entendant le coup de feu , il avait rebroussé chemin …de peur d’être compromis …Et bien , il n’aurait pas dû ! Le fait de fuir …en faisait le suspect numéro 1 !! Pourtant , il était sûr de ne pas s’être fait remarqué …seule la vieille biquette toute mitée du château traînait par là …et juste à preuve du contraire , les chèvres ne parlent pas !
Si le cracheur de feu avait aperçu Ronaldo, c’est que lui aussi rôdait sur les lieux du crime ! Alors ? …Cela n’avait aucun sens !…Manuella affirma à son fils qu ‘il n’avait aucun souci à se faire… Tous les deux n’avait rien à se reprocher , hein Ronaldo … donc la vérité serait vite établie ! Ronaldo hocha la tête …
D’ailleurs, réflexion faite, l’inspecteur ferait bien d’orienter son enquête du côté du château …Manuella était certaine que c’était là , qu’il se tramait quelque chose de pas très catholique …Soudain , un détail lui revint à l’esprit !…Pourquoi Charles de Vassieux était-il venu la voir pour lui lancer , un jour , d’un air goguenard : " Alors , finie la petite amourette avec Firmin ? Vous feriez bien de jeter un œil de temps à autre, du côté du château …ça ne vous étonne pas que Firmin soit toujours fourré là-haut …surtout quand je n’y suis pas ?? … "
Non, mais ! Il se mêlait de quoi , celui-là ! Comment était-il au courant de sa liaison avec Firmin ? Pffft ! …une amourette ! … Et puis quoi encore ! Est-ce que ça la regardait encore , elle , Manuella , que Firmin aille souvent au château ?!!Mais …après tout , il n’avait rien à y faire au château , Firmin …Il y allait pour rencontrer quelqu’un … et …Madre de dios ! Charles de Vassieux aurait-il insinué que Firmin se rendait là-bas pour rencontrer sa femme en cachette ???!!! Firmin et la châtelaine …Charles de Vassieux jaloux … !!
Oui ! …et bien , fallait absolument que l’inspecteur aille fourrer son nez dans les affaires du château !!! Car c’est bien connu …la jalousie pousse parfois les gens à des actes irréparables !!…
" Tu t’emballes , Manuella , tu t’emballes ! laisse l’inspecteur mener seul son enquête …Surtout , ne t’en mêle pas !! Pour l’instant , il est à la recherche d’une clef dorée qui a , à priori , toute son importance pour la suite de l’enquête …Une clef perdue…et qu’il voudrait bien voir réapparaître …enfin, c’est ce que j’ai cru entendre … ! "
" Une clef dorée ???… " fit Manuella en se grattant le front " Quel rapport ?… "
" Je ne sais pas , ma petite mère , mais ça ne nous regarde pas et …motus ! Bon ! Rentre vite ! n’oublie pas que tu dois prévenir Anouschka et Amélie de ma venue demain ! j’ai tellement hâte de les serrer dans mes bras !…j’espère que nos retrouvailles vont bien se passer … "

PIERRE ET JOJO
Pierre venait d’avoir Monsieur Troublion au téléphone. Il avait dit à Miguel de sortir et avait noté que le magicien lui avait menti. Selon lui, il serait l’instigateur de la venue de Firmin au chateau. Mais selon Arthur qui avait parlé avec Firmin, Charles avait une raison bien à lui de faire venir Firmin. Miguel essayait-il de couvrir son "ami"?
Pierre jeta un nouveau coup d’oeil à sa liste. Il allait maintenant interroger Jojo.
Pierre avait plusieurs fois déambulé au milieu du cirque et il n’avait pas pu manquer la géante contorsionniste. Il aurait même donné cher pour voir son numéro mais tous les artistes de la troupe avaient laissé de côté leurs répétitions après le décès de Firmin. Sarah le lui avait dit, le cirque Zindéro était une famille. Tout le monde se serrait les coudes.
La porte était ouverte et Pierre vit Jojo approcher.
-Arthur m’a dit que vous vouliez me voir.
-Oui, entrez.
Tandis que Jojo allait difficilement s’assoir dans un coin de la roulotte, Pierre referma la porte.
-Nous ne devrions pas en avoir pour longtemps. Votre nom est Joséphine Carrel, c’est exact ?
-Tout à fait. Et mon deuxième prénom c’est Berthe, parce qu’en fait ma grand-mère s’appelait comme ça. Mais ça, j’espère que ça restera entre nous...
-Si j’en crois les registres de Firmin, vous n’êtes pas dans le cirque depuis longtemps ?
-Non, je suis arrivé il y a peu de temps.
-J’ai eu les coordonnées de votre ancien employeur, Monsieur Troublion, et je me suis permis de l’appeler.
-Vous avez bien fait !!!
-Il m’a dressé un portrait de vous assez...
-Ca ne m’étonne pas!
-Il a dit que vous étiez impulsive et complètement irresponsable.
-Et est-ce que Troublion s’est décris comme esclavagiste ? Parce qu’il aurait du.
-Je vois.. Quels étaient vos rapports avec Firmin ?
-Très succins. Je ne le connaissais pas vraiment. Mais j’ai l’impression qu’il était du genre à donner sa chance à tout le monde.
-Il semblerait, oui... Je voulais vous montrer une photo pour que vous puissiez me dire si vous avez vu cette personne ces derniers temps près du cirque.
Pierre ouvrit un dossier et en extirpa une photo de Ronaldo. Mais Jojo avait remarqué une autre photo dans son dossier. Pas de doute, il s’agissait bien de la même personne que celle de la photo du tiroir.
-Je ne connais pas ce type. Par contre, celui-là me dit quelque chose. Pierre regarda la photo que Jojo désignait.
-Vous connaissez Raphaël ???
-J’ai vu une photo de lui. Mais je ne sais plus du tout où. Je suis vraiment désolée.
-Bon, très bien. Je n’ai plus d’autres questions à vous poser, vous pouvez y aller.
Jojo sortit assez vite de la caravane. Il s’agissait donc de Raphaël, le frère d’Anoushka. Pas étonnant qu’il y ait une ressemblance. Il fallait vite trouver Elysabeth. Jojo tomba sur Elysabeth a un détour d’une caravane.
-Elysabeth, je suis désolée, je n’ai pas pu m’empécher de voir la photo de ton tiroir ! Je sais qu’il s’agit de Raphaël. C’est l’enquéteur qui me l’a dit. Mais je ne lui ai rien dit, je te le jure! Tu ferais mieux d’aller lui dire toi-même que tu as une photo de Raphaël dans ton tiroir.
Elysabeth regarda Jojo fixement.
-Merci, dit-elle. Faut que j’y aille.
La contorsionniste regarda s’éloigner la clown. Elle avait bien fait de ne rien dire. Chacun ses affaires.

MANUELLA
Amélie avait glissé sa petite main dans celle de Manuella .La gitane était venue rejoindre la petite qu'elle avait aperçue au loin, dans le grand pré où broutait l'âne Papou .La petite fille semblait parler à l'animal, elle avait posé sa tête sur l'encolure de l'âne ,et elle avait l'air si triste. .Papou agitait ses oreilles par intermittence...
_ " Et bien, pitchoune, tu n'as pas l'air dans ton assiette aujourd'hui...Tu as l'air toute triste ... "
_ " Les grandes personnes sont trop occupées et elles ne m'écoutent pas , alors je suis venue pour parler avec Papou...Lui, au moins , même s'il ne parle pas, il m'écoute! "
_ " Biensûr qu'il t'écoute et il comprend tout ce que tu lui dis !Tu viens avec moi te promener un petit peu ? "
Manuella avait besoin de parler à la petite fille qu’elle sentait un peu perdue …Après tout Amélie était sa petite-fille et elle se devait de la protéger en ces moments si confus pour tout le monde …Que devait-il se passer dans la tête d’une toute petite fille à qui l’on n’expliquait jamais rien , qui devait se sentir abandonnée par les adultes qui avaient leurs propres souffrances …Elle, Amélie n’avait plus de repères …même sa maman n’était plus présente pour lui parler , lui expliquer ce qui se passait …car Anouschka ne sortait plus de son lit , assommée par les somnifères ,elle semblait ne plus vouloir faire face à la vie , semblait avoir oublié qu’elle avait une petite fille …Amélie n’avait plus personne pour l’entourer et répondre à ses questions …pour simplement la rassurer … Elle n’avait plus de grand-père, plus de grand-mère (si ! elle en avait une, encore , qui était tout près d’elle à l’instant présent , mais elle ne savait pas que Manuella était sa grand-mère puisqu’on lui avait caché encore ça !!)…Elle n’avait jamais connu son père , ne savait même pas qu’elle en avait un !!…Alors qu’il était lui aussi tout proche …C’était la débandade, dans tous les sens du terme pour cette petite …
C’est pourquoi Manuella avait insisté pour que Ronaldo reprenne les choses en mains dare-dare ! Finies les cachotteries ! Il y allait de la santé mentale d’une petite fille qui n’avait rien demandé ! Mais …il fallait préparer la petite à toutes ces nouvelles donnes …lui apprendre tout doucement toutes ces choses qui allaient lui tomber sur la tête ! Et …Manuella appréhendait le moment où elle allait lui asséner toutes ces vérités…Elle allait le faire doucement …au fil de la conversation …elle allait provoquer les questions de la petite, et y répondre le plus simplement du monde …C’est qu’il ne fallait plus tarder maintenant …surtout si Ronaldo débarquait demain … !
C’est ainsi que Manuella décida d’entraîner la petite Amélie , là-bas sous les grands arbres …histoire de bavarder …et c’est là que la petite avait glissé sa menotte dans celle de Manuella…Enfin quelqu’un qui semblait ne pas avoir oublié qu’elle existait !…
_ " Manuella …Tu crois que maman va aller mieux ?…qu’elle va arrêter de pleurer ?… " se risqua Amélie d’une toute petite voix car la gitane l’avait toujours impressionnée …
_ " Mais oui, pitchoune, ta maman va bientôt aller mieux ! Tu sais, il lui faut un peu de temps…C’est dur de perdre sa mère et son père en si peu de temps …Même si elle semble ne pas s’intéresser à toi en ce moment, il faut que tu saches qu’elle t’aime très fort, mais elle souffre trop en ce moment … "
_ " ben,oui…Heureusement que j’ai une Maman, moi ! Car j’ai déjà pas de Papa ! Au moins j’aurais pas de peine de perdre un papa, comme Maman , puisque j’en ai pas !
_ " Amélie qui t’a dit que tu n’avais pas de Papa ? ! Biensûr que tu as un papa, sinon tu n’existerais pas !! Tu ne l’as jamais connu , c’est tout ! "
_ " Alors, c’est qu’il est mort…sinon, je le verrais de temps en temps … ? Tu le connais, toi, mon Papa , Manuella ? "
_ " Oui…Je le connais …mais tu sais ,petite, les grandes personnes ne font pas toujours ce qu’elles veulent dans la vie …et je peux te dire que ton papa t’aime, il te connaît mais il ne pouvait pas venir te voir …car …il habitait trop loin …
_ " Alors pourquoi personne ne parle jamais de lui ? Même Maman , elle veut jamais en parler …Elle répond toujours : " plus tard, Amélie, quand tu seras grande… "…les grandes personnes, elles ont toujours des secrets qu’elles veulent jamais dire .. ; "
_ " Mais, c’est parce que ta maman souffrait de ne pas l’avoir près d’elle qu’elle avait du mal à te parler de ton papa…Et d’ailleurs, ta maman irait beaucoup mieux tout à coup , si elle pouvait voir ton papa, tu crois pas Amélie ? Si on faisait revenir ton papa près de vous, Amélie …Qu’en penses-tu ?… "
_ " T’es une vraie sorcière, Manuella, comme on le dit ?? Tu ferais revenir mon Papa comme ça , avec ta baguette magique ?! Tu crois que je suis encore un bébé, et que je crois encore à ces histoires ?! "
_ " Non, Pitchoune !Je sais que tu n’es pas un bébé et que tu peux comprendre beaucoup de choses sans l’aide des grandes personnes …mais si je te disais que je sais où se trouve ton papa et qu’il n’est pas loin d’ici, tu me croirais ?Et qu’il n’a qu’une envie , celle de vous serrer dans ses bras ? "
La gamine regardait la gitane sans broncher ,bouche bée…
_ " Tu veux qu’on ait un secret toutes les deux ? On va dire à ton papa de venir demain…ce sera une surprise …mais on ne le dira à personne … ! Ta maman va être si contente et toi, tu vas connaître enfin ton papa ! Tu veux, Amélie, qu’on dise à ton Papa de venir vous voir demain, ici, au cirque ?? "
Manuella caressa tendrement la joue de la fillette . Les yeux emplis de larmes, elle attendait la réponse de la petite.
_ " Tu pleures, Manuella ?Pourquoi ?…moi je veux bien que mon Papa vienne demain…Pleure pas Manuella …pas toi aussi … ! "
_ " Non, non, petite…je pleure mais c’est de joie …je suis tellement contente que tu retrouves ton papa …et je suis tellement sûre que Anouschka va aller mieux à cause de ça …je suis si sûre que tout va aller mieux maintenant !…C’est de joie que je pleure , Pitchoune ! "
La gitane ne put s’empêcher de serrer sa petite dans ses bras …Amélie n’avait pas encore réalisé que, du même coup, Manuella devenait sa grand-mère … !
_ " De joie ? Mais quand on pleure ,c’est quand on est triste …Quand on est joyeux, on rit, Manuella ! Regarde ! Moi je ris !! "
Décidément, elle ne comprendrait jamais rien aux grandes personnes ! Et puis Manuella, elle était drôlement gentille de vouloir ramener son Papa à elle …même qu ‘elle était sûre que Manuella, c’était une vraie sorcière avec une vraie baguette magique !…Maintenant, elle en était certaine…mais chut ! …c’était un secret !

PAPOU
Depuis longtemps les hommes me fatiguent et je ne comprends jamais rien à leurs histoires moi je ne suis qu’un animal qui a faim, froid , peur mais qui aime aussi ! !
Et depuis que j’ai rencontré cette ânesse , je suis …..je suis un âne heureux et pourtant moi , je le regrette Monsieur Firmin car depuis, on oublie souvent mon avoine et même si Manuella est devenue très tendre avec moi , cela ne remplace pas un seau d’avoine ! !
Je suis un âne heureux et pourtant je vois maintenant des policiers dans notre cirque , dans mon cirque ! ! Ils cherchent une clé mais c’est ma clé et personne ne pose de questions aux ânes car ils sont trop bêtes ! !
Il y a pourtant un être humain qui sait que je comprends , c’est….. la petite Amélie .Je voudrais bien l’aider , elle est si ……désemparée la petite et je lui monterais bien …....la clé à la petite à côté …..du château …..incroyable , je retrouve la mémoire…..oui c’était, cette herbe là et ces odeurs aussi ,….. c’est pas loin d’ici …je vais lui montrer à Amélie..mais….. Elle leur semble…. si importante ma clé dorée car c’est ma clé ! ! ! ! ! et je ne vais pas mettre Amélie en ….danger ? ? ?
Non , je sais ce que je vais faire …..je vais chercher la clé la nuit car elle avait une odeur …..une odeur de quoi ? Merde de merde , j’ai encore perdu la mémoire ….oui je sais , j’ai une mémoire d’âne ! ! ça revenir et dés que j’aurais la clé , je la mets dans ma gueule et je la jette dans une rivière, une mare ou ……j’emmène Amélie et je lui montre ….pour plus tard ! ! !



AMELIE
Ben ça alors! Vlà que j'ai un papa! Un vrai de vrai!
C'est Manuella qui me l'a dit.
J'ai pas tout compris pourquoi elle m'a raconté ça... Peut-être parce que j'étais triste de plus avoir mon papi Firmin?! Et je sais pas trop comment elle peut savoir ça Manuella... ça doit être encore un de ses trucs magiques...
C'était la première fois en tout cas qu'elle me prenait par la main! Ca m'a fait drôlement bizarre! T'imagines Doudou? La grande Manuella, la plus grande des Magiciennes qui m'a pris par la main et qui s'est promenée avec moi! Trop fort! Pour une fois, j'ai été sage... j'ai dit oui à tout ce qu'elle me disait!... C'est qu'on sait jamais ce qu'elle peut faire Manuella! Peut-être qu'en colère elle serait capable de me transformer en grenouille?!... ou pire!... en grande personne! Donc, je me suis tenue à carreau comme dit David.
J'entendais sa voix toute douce qui me chuchotait plein de choses comme quoi que j'étais plus un bébé (ouf! au moins une qui a remarqué que j'ai 7 ans!) et que mon papa il m'aimait moi et maman (là j'ai pas tout compris mais je suis restée sans parler de peur qu'elle s'arrête) et puis... elle s'est mise à pleurer!
J'avais jamais vu la grande Manuella pleurer! Ca m'a mis une boule dans la gorge et une autre dans l'estomac! C'est sûrement parce que ça doit être rare une magicienne qui pleure... alors du coup, ça m'a donné deux chagrins au lieu d'un!
Et puis, elle s'est mise à rire en disant qu'elle était heureuse! Et là, Doudou, j'me suis dis que vraiment, j'avais pas envie de devenir grande... parce que les grands, ils mélangent tout! Le chagrin et la joie! Ca doit être un de ces bazars dans leur tête!... Et dire que Maman me dispute quand je range pas ma chambre! Ils feraient mieux de ranger leur tête avant de s'intéresser à ma chambre, tu crois pas Doudou?!

ANOUSHKA
Le pire je crois, c’est qu’il ne me manque pas. C’est horrible n’est-ce pas de dire ça ? Même pas de le dire, on ne peut pas dire ça, c’est impossible, mais rien que de le penser…

Tout le monde ici croit que je m’assomme de somnifères parce que c’est trop dur. Au début, moi aussi j’y ai cru, et puis j’ai fini par comprendre qu’en fait, mon unique problème était que ça ne l’était pas assez. C’était vraiment soulageant au début. Je souffrais, horriblement, et puis hop, je prenais un cachet et tout d’un coup je ne sentais plus rien. Pas le temps, dès que je réémergeais, vite, vite, un autre comprimé, et de nouveau les limbes indolores, ni la force de me demander pourquoi ou pour qui j’étais triste. Tout nageait dans une espèce de brouillard cotonneux où tout n’était que douleur, mais douleur qu’on ne peut pas sentir. Ma mère, mon père, mon frère, l’homme que j’aime, tout, rien, pas de question, pas de doute, pas de « pourquoi je souffre ? » Rien que la certitude que c’était facile de m’échapper grâce à des petites pilules qu’on avale sans même s’en rendre compte, et que j’y avais droit, j’y avais droit puisque je venais de perdre mon père.

Oui, non seulement je n’étais pas triste de la mort de mon père, mais en plus elle me donnait ce droit magique d’échapper à ma vie.
>Et puis l’inspecteur a voulu me voir. En fait, je ne sais pas s’il est inspecteur ou autre chose. Je dis inspecteur parce que j’ai vu plus de films policiers de catégorie Z que je n’ai suivi d’années de droit. De toutes façons, quand je lui ai parlé, j’ai dit monsieur. Une jeune fille qui a failli se faire renvoyer de son école privée parce qu’elle a trouvé pertinent d’appeler un prêtre monsieur ne devient pas une femme qui dit inspecteur aux policiers. Ça ne sort pas. Et vu l’état dans lequel j’étais, ce qui ne sortait pas tout seul de ma bouche, par un réseau de connexions neurologiques où le cerveau n’a plus besoin d’intervenir, ne sortait pas du tout.

Mais même si, en gros, il s’est agi de venir m’affaler sur son bureau dans le genre misère personnifiée, j’ai quand même fait un effort. L’orgueil, ou un truc de ce style. Un truc affreux qui fait que vous pouvez ne pas pleurer la mort de votre père mais que vous ne voulez pas vous montrer en échappée d’un centre de désintoxication devant un inconnu. En y repensant, parce que je vais être honnête, sur le moment, le mot « penser » n’est pas franchement celui que j’aurais employé, on doit pouvoir imaginer que j’ai fait ça parce que c’est un homme. En fait, je vais pas vous dire que la notion me dépasse, je ne suis quand même pas hypocrite à ce point, mais, comment dire, je n’ai jamais eu l’impression qu’elle me concernait vraiment. Vouloir séduire… Je suis tombée amoureuse de Ronaldo trop jeune pour avoir fait ce genre d’expérience avant lui, et je n’ai jamais quitté Ronaldo. Du moins dans ma tête… Non, même dans la réalité. Il m’a quitté, oui, mais jamais le contraire. Non, l’idée que je voulais plaire à ce type de la police ne m’a franchement pas traversé l’esprit une seconde. Et pourtant, dans n’importe quelle sitcom à la noix, je verrais une fille se pomponner avant d’aller passer un interrogatoire, je suis certaine que j’aurais l’imagination fertile niveau commentaires. Non, pour moi c’était plutôt une vague honte à l’idée que quelqu’un me voie dans cet état.
Bon, je sais plus trop ce que je racontais, mais en bref, j’ai mis un sérieux bémol niveau paradis artificiels.
Ça a eu l’effet escompté et même plus. Je suis retombée sur terre. Et puis j’ai plus eu le niveau d’inconscience nécessaire pour ne pas voir que je n’étais pas triste à cause de Papa.
J’ai donc parlé avec l’inspecteur. C’est très bizarre ce que j’ai ressenti pendant cet entretien. A la fois j’était morte de trouille à l’idée qu’il puisse seulement imaginée que je pourrais être coupable (oui, je suis certainement débile, shootée, inculte et lente à la détente, mais un « décès aux circonstances à définir », en langage pour simple d’esprit comme moi, c’est un assassinat, point à la ligne), et j’ai tout vu, moi en prison, Ronaldo accusé de complicité, Amélie en foyer. Tout était contre moi, je n’arrivais même pas à un être sincèrement un peu triste, vous pensez qu’un policier aurait eu du mal à me prendre pour une criminelle ? Et du coup j’ai réalisé à quel point j’étais irresponsable, aucun papier ne pourrait prouver que Ronaldo est le père de la petite. Par conséquent, Manuella, (c’est pas l’amour fou entre nous, mais elle adore Amélie et c’est ça qui compte) n’est pas légalement ça grand-mère. Bien sûr, tout ça, ça se prouve, c’est ce que j’ai toujours pensé. Mais pas en un claquement de doigts, et surtout pas avec moi dans une cellule de cinq mètres carrés. Comme d’habitude, avec ma prévoyance et mon égocentrisme habituels, je m’étais débrouillée pour que tout repose sur moi, et je me sentais à rien d’être condamnée à perpétuité. Mais ça aurait été trop simple si j’étais seulement redevenu la petite fille qui ouvre quasiment la bouche devant les profs histoire qu’aucun d’entre eux ne puisse seulement envisager qu’elle mâche du chewing-gum. Non, en plus, je supportais mal la compassion du type. Ça m’agaçait le côté traitement de faveur, « vous être trop faible pour répondre à mes questions normalement », « vous voulez un mouchoir ? » A certains moments je lui en voulais presque de ne pas me considérer comme un suspect à part entière.
Il a voulu jouer au psy, comprendre ma relation avec Ronaldo, etc. ça tombait bien, faut avouer, Ronaldo est à peu près le seul sujet sur lequel j’ai toujours quelque chose à dire. Même dans un état limite comateux.
Ça, ça résume assez bien ma conversation avec l’inspecteur. Bien sûr, je n’ai pas échappé au « d’après vous, c’est votre père qui a fait partir Ronaldo ? » Je m’y attendais tellement que ça m’a fait ni chaud ni froid. Evidemment, je n’en savais rien. Je n’en ai jamais rien su. Papa n’était pas du genre à me prendre entre quatre yeux pour me dire « Je viens de chasser ton fiancé avec un fusil mitrailleur ». De toutes façons, ça ne changeait pas grand-chose pour moi. Ronaldo est parti. S’il l’avait voulu, je serais partie avec lui, mon père ou pas mon père. Alors…
J’ai pas repris les somnifères après. A quoi bon, puisque je me trouvais déjà monstrueuse ? Ça changerait plus grand-chose. Mais maintenant je reste allongée dans mon lit. Pas le courage de me lever. C’est trop dur de sortir, de les voir. De les entendre surtout. Des choses que j’ai toujours cru secrètes sont maintenant limite criées sur les toits. Mes amours, le père d’Amélie, son passé douteux. Je ne sais pas comment ils savent ça. La police ? Personne n’a d’idée précise sur rien, mais des pressentiments sur tout. Supporte pas. Je sais que si je passe la porte, c’est pour prendre Amélie dans les bras et me barrer. Pour aller où ? Aucune importance. Mais je le fais pas. Je le fais pas parce que sinon je le regretterai toute ma vie. C’est peut-être ma seule chance de revoir Ronaldo, j’ai pas le droit de la gâcher parce que j’ai le mal du pays.
Oui, mais voilà ce qu’il y a. J’ai peur. Peur de le voir. Pendant des années j’ai voulu croire qu’il m’aimait encore. A sa manière, mais qu’il m’aimait. Pour ne pas craquer quoi. Et c’est pas très difficile de vivre dans ce genre de rêve quand on sait qu’on ce reverra jamais la personne dont on rêve. On a le droit de croire ce qu’on veut. Mais là je vais le voir. Et s’il me dit non, s’il me dit que je dois comprendre que c’est fini… ma vie s’arrête. Maintenant je vis mal, mais après, et si je ne vivais plus du tout ?
Voilà ce qui m’obsède depuis que je sais qu’il est là. Voilà ce qui m’empêche d’être vraiment triste pour Papa. Bien sûr que je l’aimais, bien sûr que toute ma vie je trouverai ça horrible. Mais pour me manquer… il aurait fallu qu’un jour il soit vraiment présent. Que je sois vraiment sa fille. Il ne me faisait pas confiance. Il y avait trop de choses qu’il ne voulait pas que je sache pour qu’il me parle pour de vrai. Si seulement il m’avait dit « c’est pour ton bien, c’est pour te protéger », au moins maintenant je pourrais me le répéter. Mais non, jamais. Je ne comprends pas… Je savais pour Manuella et lui. Je ne dis pas que j’ai toujours su, quoique… Et je ne lui en voulais pas ! Mais il n’a jamais voulu en parler. J’ai attendu je ne sais combien de fois qu’il me le dise, qu’il me montre que… Jamais. Et je l’aimais ! Normalement, quand quelqu’un meurt, tous les bons souvenirs remontent à la surface. Pour moi c’est le contraire, et je me prends tout dans la figure. Ce qui me manque, c’est pas un père maintenant qu’il est mort, c’était un père tout court.
Et puis Amélie… Pas le courage de lui parler. Qu’est-ce qu’il faudrait lui dire ? Elle n’a pas mérité ça. Et moi j’ai peur de tout empirer. C’est sûrement pire de ne rien faire. Mais je ne me sens pas capable de lui parler de son grand-père… Pour ma mère c’était plus simple, j’était tout simplement triste. Ça s’explique ça. Et puis pour son père… Je n’en sais rien. S’il ne veut plus de moi ? S’il ne veut pas d’elle ?

CAROLINE

Me voilà revenue de l’hôpital. Tout me paraît un peu irréel, cotonneux.
La mémoire me revient par bribes…

Anoushka m’a raconté ce dont je ne me souviendrai jamais. Nous étions en voiture. Je regardais le paysage, perdue dans mes pensées, perdue dans ma mémoire et les souvenirs si beaux qui ne sont que mensonges…Et puis je suis tombée comme cela d’un seul coup. : rupture d’anévrisme, mais on ne l’a su que plus tard. Firmin pensait qu’à force de ne rien manger du tout je m’étais par trop affaiblie. Le contrat était clair : pas de retard possible. Alors Firmin a pris la meilleure décision pour tout le monde. Firmin pensait toujours à l’intérêt collectif. Lui ? Il y avait longtemps qu’il s’était oublié, il était devenu LE CIRQUE. Les autres ? Il s’en occupait autant que faire se peut mais toujours dans l‘intérêt du cirque. Ce jour là il décida de ne pas retarder la troupe puisque la troupe ne pouvait être retardée. Et il décida aussi de ne rien dire à personne de mon état. Il inventa une raison à ma disparition subite qui pour fantaisiste qu’elle fut n’en avait pas moins l ‘avantage de clore tout débat : j’avais reçu un coup de fil de l’une de mes sœurs me suppliant de la rejoindre. J’étais partie sans autres explications, promettant de donner des nouvelles dès que je le pourrais.
Firmin voulait tout le monde disponible pour les représentations dans le labyrinthe.
Plus tard lorsque quelqu’un lui demandait s’il avait des nouvelles, il répondait invariablement : tout va bien ne vous inquiétez pas et il changeait de sujet de conversation.

En fait voilà comment les choses s’étaient passées : après que je sois tombée dans le coma, Firmin m’a confiée aux soins d’un de ses vieux copains, un amoureux fou du cirque, un médecin à la retraite avec qui il entretenait une correspondance régulière. Ce dernier vint me chercher aussi vite qu’il le put, m’emmena à l’hôpital le plus proche où l’on m’opéra : une dérivation permet au sang qui avait formé une poche à la base du cerveau de s’écouler vers l’estomac. Il faut désormais que je vive avec cela aussi. Nulle contrainte si ce n’est d’éviter au maximum les variations de poids. Nul signe extérieur.

Et 2 mois ont passés.
J’aurais pu si je l‘avais désiré continuer à me reposer, à avancer à pas comptés. Mais le cirque me manquait, mon chez moi, le seul endroit au monde où j’ai des racines. Alors me voilà revenue. Je les dévore des yeux, je vérifie leur présence, je tente de détecter tous les signes de modification quelconque. On me dit si peu…. Mais Firmin est parti et il était le seul à savoir vraiment me rassurer. Les autres sont là, je les aime tous et je ne veux plomber
personne avec mes questions. Pourtant elles sont là mes questions, nombreuses et vertigineuses. Comment ont-ils vécu ces dernières semaines ? Il a dû se passer quelque chose, il s’est forcément passé quelque chose. Tout le monde est hébété, sous le choc et pourtant j’ai la sensation qu’il y a des choses que j‘ignore et me voilà entrain de tenter de percevoir ce qui m’échappe quand mes propres souvenirs sont dans le brouillard.
Alors je m’efforce d’être efficace, souriante, présente, de les rassurer sur mes capacités de résistance. Tout va bien et si l’absence de Firmin pèse cruellement sur chacun d’entre nous, si la moindre réunion ne peut s’entamer sans silence, si un doute plane quant à la présence parmi nous d’un meurtrier potentiel, nous n’en restons pas moins aussi soudés que depuis toujours. Notre force à tous elle est là. Je m’efforce d’avoir l‘air d’avoir complètement récupéré mais je sens bien que l’on ne me dit pas tout. Des âmes en peine, des regards perdus dans des pensées que l’on sent plus que lourdes….
Impossible d’interroger Manuelle, Anouska , leur douleur est trop grande.
David … David qui est venu me voir en secret à l’hôpital chaque fois qu’il pouvait s’échapper. David qui déposait sur la table des fleurs des champs, des fleurs sauvages, et qui me racontait ceci ou cela et puis prenait ma main un instant et s’en allait. David qui veille sut tout ce qui est fragile. David dont je me demande depuis longtemps s’il n’est pas secrètement amoureux d’Anouska et qui ferait un si merveilleux papa pour Amélie. J’ai voulu l’interroger, une fois, il m’a souri de cet indéfinissable sourire qui semble venir d’un lointain qui n’appartient qu’à lui et il m’a dit : " tu te fais des idées Caroline. Laisse faire. Entraîne toi, oublie le reste, il le faut. " Puis il a esquivé un geste pour attraper une larme qui coulait sur ma joue… Il s’est retourné brusquement et je suis restée seule avec mes questions. Pourtant, à sa façon de me regarder parfois j’ai la sensation très forte qu’il tente me dire quelque chose. C’est fugitif, intense. Et puis son regard s’échappe et me laisse au bord du vide.
Depuis mon retour, je claudique beaucoup moins : à peine de temps en temps une rupture de rythme. J’ai repris l’entraînement avec les trapézistes . Il y a comme une souffrance chez Michelle, celle de n’avoir vraiment jamais été totalement acceptée par la troupe. Je la comprends, je la plains. C’est dur de marcher sur les traces d’un mythe, d’un amour interrompu, de quelque chose d’inachevé. Cela laisse peu de chance. Alors pour Michelle m’aider c’est s’aider aussi. Nous nous retrouvons toutes les 2 dans nos souffrances respectives. J’aime bien cette fille. Elle est discrète, douce, elle comprend beaucoup de choses même si elle en souffre. Elle est courageuse. Son compagnon semble avoir adopté définitivement une attitude de détachement complet. Il bosse et puis sur les temps libres il disparaît indiquant clairement par là que le cirque, ce cirque là, n’est pas sa famille et ne le sera jamais. On ne peut pas lui en vouloir.
Enfin donc je m’entraîne chaque jour avec eux. Ma tête y gagne ce que mon corps dépense d’énergie. Pour le reste j’ai repris mes places de guichetière et de cuisinière.
L’âne Papou me tient toujours compagnie le matin quand je me lève avant tout le monde et que je vais m’asseoir là où le silence me donne la sensation de les entendre dormir. J’aime ces moments là. La petite Amélie qui autrefois me ravissait avec ses bavardages, ses accès de tendresse, promène sur nous tous les questions sans réponses de ses yeux tristes. Je lui invente des histoires et elle, elle me redonne la joie de ses éclats de rire. Mais on a tous la sensation de se forcer un peu. Même les instants de tendresse sont tendus, composés.
Jojo.
Marie.
Sarah
Elisabeth…
Je suis ici à ma place.
Firmin que je ne reverrai plus. La force de Firmin, son affection bougonne. Je n’arrive pas à imaginer que c’est inéluctable. Matin après matin je m’attends à entendre sa puissante voix de stentor interpeller quelqu’un.

Et ce passé qui du coup resurgit.

Ai-je pardonné à Raphaël ?
Je ne sais trop. J’évite de me poser la question. Ce qui est vécu est vécu, je ne changerai pas le cours du passé. Autant faire avec.
Quand je pense au passé, à cette femme que Raphaël a aimée, un coup de poignard au cœur, d’envie, de jalousie, de peur, d’humiliation, vient parfois me faire tituber. Ce n‘est pas de la haine, j’ai aimé Raphaël trop intensément pour être capable de le haïr maintenant, c’est la perception fulgurante de mes échecs et le désir qui remonte, latent mais sans véritable espoir, sans souhait bien précis, d’aimer et d’être aimée. Et moi qui me croyait unique dans le cœur d’un homme extraordinaire !
Je refuse d’écouter Manuella et ses prédictions folles sur mon avenir amoureux. Je refuse l’espoir qu’elle tente de me donner. De toute façon je crois que Manuella en a trop vu elle aussi et c’est comme si elle avait décrété que désormais tout le monde serait heureux. A l’en croire la vie va devenir un paradis. Tu parles ! Si ça se trouve dans 3 mois on est tous au chômage ! Il y a tant de choses à comprendre, tant de choses qui m‘échappent…

Le jour où je suis revenue, une semaine après l’assassinat de Firmin, tout le monde était encore sous le choc, ébahi, cherchant des repères qui avaient disparu à tout jamais, avec un immense sentiment d’injustice, et l’on sentait, c’était palpable, une colère sourde monter, contre le sort qui s’acharnait de façon incompréhensible sur cette famille. Contre le sort et contre cet assassin ignoble, innommable.
J’ai lu dans les yeux de David une sorte de détermination sauvage qui m’a fait frémir. Je sais ce qu’il a en tête, je crois le deviner. Et je réalise alors que je me fais du souci pour lui. Que sait David ? On prend, et ce depuis longtemps, pour acquis que David possède tous les savoir. Comment ? Pourquoi ? On a vite cessé de se poser ce genre de question. C’est ainsi.
Il sait comme personne tisser un lien d’attention discrète et efficace autour de chacun de nous.
Mais le nom de l‘assassin ? David le connaît-il ?
On ne questionne pas David. Il ne dit que ce qu’il a envie de dire et oppose à tout le reste son étrange sourire. David est proche et lointain. C’est une curieuse sensation que d’être à la fois rassurée par sa présence et d’avoir à affronter un mystère permanent.
J’ai peur pour lui. Peur de le perdre aussi. Je ne veux pas me poser d’autres questions sur mes sentiments . J’ai aimé une fois, passionnément, je me suis trompée, on m’a trompée, je dois oublier parce que c’est la seule chose viable à faire, mais je ne veux plus souffrir, plus avoir mal comme cela. Quand David me regarde je sens monter en moi des désirs que je croyais morts. Et ça ça me fait autant peur que ce qui peut bien sourdre dans sa tête d’ami fidèle. Et puis il est si précieux pour Amélie, il s’occupe d’elle avec tant d’attention et de finesse, qu’il en équilibre du même coup sa mère, Anouska, et … bon je préfère éviter de penser à ce qui serait bien et qui me ferait peut-être mal. Je les aime tous trop pour ne pas vouloir le meilleur pour chacun d’eux. Alors continuer à m‘oublier me paraît bien plus sage.
Et puis m‘entraîner et m’entraîner encore.
Les sensations reviennent et c’est un vrai délice. Je m’épuise et j’évacue amertume, colère, espoirs dangereux. Je réapprends à dompter ce corps, à le plier à ce que ma tête décide. Je l’épuise et après je peux dormir.
Mais l’absence de Firmin pèse si lourd, si lourd…

PIERRE ET CAROLINE

Pierre réfléchit et essaya de faire la synthèse de ce qu'il avait déjà appris pendant ses entretiens. Finalement, il avait appris que beaucoup de monde avait un jardin secret. Qu'en creusant un peu, il pourrait trouver tout un tas de raisons pour tuer Firmin. Finalement, le cirque qui se disait tout uni ne l'était peut-être qu'en apparences seulement.

Pierre devait maintenant interroger Caroline.
Avec le mot qu'on avait trouvé près de Firmin, une autre affaire devait être ouverte à nouveau. L'accident de Raphaël, le trapéziste. Selon le papier, il s'agissait d'un crime commis par Firmin. Cependant, Pierre n'y croyait pas. En interrogeant Caroline, qui avait été aussi victime de cet accident, il en saurait plus.
Celle-ci ne se fit pas attendre.

Et voilà, il fallait bien que j’y passe moi aussi. Oh Raphaël toi tu aurai su quoi dire n’est-ce pas ? Oui tu aurais su, tu savais toujours comment agir. J’avais tellement, tellement confiance en toi. Il s’est passé quelque chose dans ta vie Raphaël, quelque chose que tu ne m’a pas dit pourtant, quelque chose d’incompréhensible. Aimais-tu cette femme ? La connaissais-tu d’avant ? D’avant que j’arrive ? Que s’est-il passé entre vous réellement ? Tu m’aimais Raphaël, je le sais, il y a des signes qui ne trompent pas.

Pierre se leva en la voyant arriver de loin. Il avait laissé la porte de la caravane ouverte. Caroline boitait, suite à l'accident. Ou du meurtre.
- Entrez, je vous en prie, fit Pierre.
- Merci, dit Caroline à l'inspecteur qui l'aidait à s'installer.
Pierre retourna s’asseoir devant ses notes.
- J'ai quelques questions à vous poser, ce sera très rapide. J'aimerai, pour commencer, connaître votre sentiment sur cette affaire. Je sais que c'est douloureux. Etiez-vous proche de Firmin ?
- Oui, bien sûr j'étais proche de Firmin. Je l'aimais, je le respectais, je l'admirais et puis... j'ai un peu l'impression d'avoir perdu mon père une deuxième fois Monsieur l'Inspecteur.
- Vous savez sûrement que le papier retrouvé auprès de Firmin et écrit de sa main reparle de l'accident de Raphaël.
- Je n'y crois pas une seule seconde. C'est absolument impossible. Ces mots n’ont pas été écrits par Firmin ou alors sous la contrainte.
- Pensez-vous qu'il pourrait s'agir d'un crime ?
- Je... Oh mon Dieu je ne sais pas, je ne sais plus. Je ne sais plus ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas.
- Quelles sont les dernières choses que vous a dit Raphaël, ce soir-là.
- Ce soir là Raphaël était très énervé, nous étions en retard vous comprenez et puis il avait donné une représentation la veille, une autre dans la journée... Raphaël avait besoin qu'on le laisse en paix pour pouvoir se concentrer. J'ai bien senti qu'il n'était pas tout à fait dans son assiette, mais je n'ai rien demandé, je ne voulais pas l'importuner, pas l'énerver encore plus. Je craignais que mon inquiétude n'accentue son énervement.

Alors je n'ai rien dit et lui non plus. Nous ne nous sommes d'ailleurs pratiquement pas parlé de la journée tant il y avait d'effervescence. La seule chose que je puisse vous dire c'est que, juste avant que Raphaël ne s'élance, je le regardais intensément, je voulais lui insuffler de la force et du calme. Il m'a regardée aussi, pendant les quelques secondes de silence qui ont précédé le "saut" et j'ai vu, je vous le promets, j'en suis certaine, ses lèvres murmurer "je t'aime Caroline"...Vous savez Monsieur l'Inspecteur je ne peux pas faire autrement que d’accepter l'idée que Raphaël m'ait trompée, mais je suis certaine qu'il m'aimait pourtant. Il y a quelque chose que je ne capte pas, quelque chose qui me parait illogique mais je ne saurais pas vous dire quoi; c'est quelque chose que je ressens, c'est tout. Le temps a passé mais ce sentiment là, lui, est toujours bien présent.

- Je suis vraiment désolé de vous faire revivre ces moments. Je sais que cet "accident" ne vous a pas laissé indemne. Que pensez-vous de la troupe aujourd'hui ?
- Je vais vous dire ce que je vous aurais dit à l'époque de Raphaël, à mes débuts. Ce cirque est ma famille, ma seule famille et chacune des personnes qui reste ici ne peut le faire que parce que c'est quelqu'un sur qui l'on peut compter. Les autres, il y en a eu, oui, comme partout, mais ceux là ne sont jamais restés longtemps, ce ne sont que des anecdotes. J'aime chacun d'entre eux, comme un frère, une sœur, une amie... je n'y comprends rien
Monsieur l'Inspecteur, tout cela est trop affreux...
- Vous avez un rôle à part, aujourd'hui. Vous organisez beaucoup de choses pour le cirque. Peut-être avez-vous remarqué quelques choses particulières ?
- Remarqué? Non, rien, enfin rien d'inhabituel ou d'inquiétant, même a posteriori. Je ne peux rien vous dire, je suis désolée.
- Et bien, Caroline, ce sera tout, je vous remercie de votre patience et je vous souhaite bon courage.

L'inspecteur me regarde pensivement. Croit-il donc que j'ai menti? Croit-il que je lui cache quelque chose?
Pourquoi n’ai-je pas parlé d’Elysabeth ?

J’ai menti, oui. Et non je n‘aime pas tout le monde ici comme un frère ou une sœur. Je n’aime pas Elysabeth et il y a longtemps que je ne suis plus dupe de ce que cachent ses numéros de clown. Cette femme semble avoir toujours une idée derrière la tête, son regard semble être un calcul permanent.
Pourquoi n’ai-je rien dit ? Mais que pouvais-je donc dire ? Pour elle Raphaël m’a menti, on dira que je suis jalouse encore ou que je désire me venger…

Pendant que je me lève sous son regard appuyé quelque chose me trouble. Je bouscule un peu la chaise et je m'en vais vite, gênée. J'ai un peu l'impression de m'enfuir comme une voleuse. Les inspecteurs ne devraient jamais avoir autant de charme. Il faut dire que je suis devenue si fragile émotionnellement parlant qu'un rien me fait paniquer, un rien m'alerte, un rien me trouble. Vite revenir trouver le calme de ma caravane, prendre mes cachets, dormir. Je ne sais tellement plus où j'en suis, tellement plus ce qu'il faut penser de tout cela, j'ai tellement peur d'apprendre encore quelque chose que je n'ai aucune envie de savoir... Alors dormir est devenue mon activité préférée et les cachets éteignent les rêves. Si nous continuons ainsi, Anouska et moi, nous allons transformer ce cirque en château dormant ! A nous deux nous devons dormir plus que tous les autres réunis.
Grâce à dieu ma caravane est restée libre et je ne suis contrainte de la partager avec personne. Je suis entrain de devenir une véritable ermite, je le sais. Qu'importe. La solitude au sein du cirque ne me pèse pas.

Une question me hante: ai-je vraiment envie que cet inspecteur éclaircisse les choses?
Et puis cette autre, plus terrible encore : est ce que si j‘avais parlé plus tôt, livré plus tôt mes sentiments à l’égard d’Elysabeth, est-ce que Firmin serait mort ?  Oh mon Dieu ! Et David ? Où est David ?

Que faisais-tu Elysabeth la nuit dernière à rôder autour des caravanes ? Que cherchais-tu ?